Dossiers

L’ascension de Free

L’ascension de Free
Publié le 1er janvier 2020
Vues 1600
Republication le 11 juillet 2021

 

Un texte de Louis Bonneville

Le bref parcours de Free et le destin tragique de son guitariste

Au milieu des années soixante, Paul Rodgers découvre le Rhythm and blues, et plus précisément celui de Stax Records. Il éprouve une fascination pour Otis Redding, le chanteur vedette du label. À Middlesbrough (250 miles au nord de Londres), Rodgers forme alors un groupe avec son frère. Cette aventure musicale ne fait qu’annoncer sa voix légendaire en devenir… Le pub local, Purple Onion, présente régulièrement des groupes du English rock en plein essor. Rodgers se passionne pour le foisonnement des bands, assistant (entre autres) aux performances de Cream et du Spencer Davis Group. Il en ressort transfiguré à jamais.

En 1967, Rodgers n’a que 17 ans lorsqu’il débarque à Londres pour y tenter sa chance. L’ébullition de la scène musicale de la capitale est à ce moment sans précédent : The Jimi Hendrix Experience interprète au Saville Theatre la chanson titre de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (parue trois jours auparavant) en présence de McCartney et d’Harrison ; Pink Floyd lance son premier album, The Piper at the Gates of Dawn ; Cream fait fureur avec Disraeli Gears, ainsi que The Who avec The Who Sell Out… Malgré son talent, Rodgers est confiné au pub Fickle Pickle de Finsbury Park, où il est engagé pour chanter du blues. Un jeune guitariste dynamique de 16 ans, Paul Kossoff (accompagné du batteur Terry Sims), est présent lors d’une de ces soirées blues. Il est ébahi par le potentiel de ce chanteur. Quand Rodgers sort de scène, Kossoff l’aborde et l’incite vivement à jouer avec lui. Rodgers accepte, et leur synergie s’avère électrisante. Rodgers est sidéré par le potentiel de Kossoff à la guitare. Du coup, un puissant tandem rock vient de voir le jour… Sans le savoir encore, ces deux bluesmen partagent une fascination commune pour certains albums, par exemple Live at the Regal de BB King et Born Under a Bad Sign d’Albert King…

Moins de deux ans auparavant, Kossoff occupait son temps à sa formation classique. Toutefois, une épiphanie musicale bouleversa son parcours : John Mayall & The Bluesbreakers. C’est le 23 décembre 1965 qu’il assiste (au Refectory à Golders Green) à un spectacle de ce groupe phare du Blues rock en Angleterre. Kossoff est carrément pâmé par le jeu du guitariste Eric Clapton. La récente recrue de Mayall génère avec sa Gibson Les Paul une sonorité qui foudroie l’imaginaire du jeune Kossoff… Ce type de guitare est une denrée rare à cette époque à Londres. Néanmoins, Kossoff réussit rapidement à s’en dénicher une : un modèle (plutôt bon marché) Les Paul Junior 1957 avec un pickup P90. Heureusement pour Paul, son père, l’acteur David Kossoff, doit se rendre aux États-Unis. C’est à peine quelque mois après l’achat de la Junior que David rapporte à son fils un vrai bijou déniché à New York : une Les Paul Custom Black Beauty de 1955, munie de deux pickups : P90 et Alnico staples.

Cette beauté noire aura une destinée quasi prophétique : apparemment Clapton l’aurait eue en sa possession en 1967 alors qu’il se produisait avec Cream… Bref, Kossoff a été propriétaire de ces deux guitares que très peu de temps. Il se consacra plutôt à la série Les Paul Standard (munie de deux pickups humbuckers), qui deviendra indissociable de sa signature sonore (la série même que Clapton utilisait avec Mayall)… Mais il y eut un deuxième moment de détention commune de guitares entre les deux virtuoses : en 1969, Kossoff fit l’acquisition d’une standard à la couleur burst appartenant à Clapton. God lui aurait offert cette planche en échange d’une autre Black Beauty, celle-ci munie de trois humbuckers…

Cette passion indéfectible de Kossoff pour le Blues rock et les guitares Les Paul coïncide avec la création, fin 1966, de son nouveau groupe, Black Cat Bones. Mais cela dure à peine plus d’un an. Le batteur Terry Sims et lui n’ont pas oublié leur récente rencontre avec Paul Rodgers. Finalement, ils fondent un groupe avec lui. Le trio se fait recommander un bassiste épatant – âgé de 15 seulement ; Andy Fraser a d’ailleurs joué avec les Bluesbreakers de Mayall. Ainsi, le quatuor est prêt à foncer. Alexis Korner, musicien et animateur radio influant sur la scène Blues rock londonienne, organise un spectacle pour donner la chance à ce nouveau groupe de se produire. Le 19 avril 1968, dans le pub londonien Nag’s Head, la formation se produit une première fois. Korner baptise le band : Free.

Sous l’influence de ce mentor, le groupe signe un contrat avec le label Island Records. Il enregistre au Morgan Studios de Londres en octobre 1968. Sans véritable expérience en studio, et ne disposant que quelques journées de sessions, Free livre un disque d’une réalisation brute, se rapprochant d’un live. Tons of Sobs sort en mars 1969. Cet album impressionnant d’English blues rock évoque le style de Cream et à la fois celui de Led Zeppelin. Malheureusement, son succès est mitigé. Néanmoins, le groupe demeure déterminé à progresser. Les spectacles s’accumulent et chacun des membres prend de l’assurance jusqu’à ce que le niveau d’exigence au sein de la formation s’intensifie. Jusqu’alors Kossoff et Rodgers étaient les leaders, mais Fraser (le bassiste) devient rapidement le pilier musical du groupe. Dès juin 1969, retour au studio pour un nouveau corpus signé Rodgers/Fraser.

Le jeune bassiste (qui est aussi pianiste et guitariste) est désormais le maestro ; il établit la voie à suivre. L’ambiance de travail se corse : Kossoff et Sims ont l’impression d’être des exécutants… Malgré tout, Free accouche en octobre 1969 d’un solide deuxième album, faisant la preuve de son potentiel : les performances vocales de Rodgers sont monumentales, et ses pièces – hétérogènes – d’envergure… Mais une fois de plus, le succès se fait attendre, surtout de l’autre côté de l’Atlantique, et ce malgré la tournée estivale du groupe en 1969 aux États-Unis, en première partie de Delaney & Bonnie.

Free, dorénavant rodé, propose un répertoire déjà impressionnant. Néanmoins, son corpus est peut-être trop bluesy pour rejoindre le grand public. On le constate – brutalement – lors d’un concert donné au Dunelm House, à Durnham en Angleterre : au moment où Free sort de scène, à la fin du concert, le martèlement des bottes des quatre musiciens (percutant les planches), seuls sons résonnant dans l’assistance, qui ressemblent à des applaudissements… En coulisse, du reste, le moral est à plat. Ce spectacle a fait comprendre au groupe que, s’il veut devenir plus populaire, il devra composer des morceaux beaucoup plus up tempo. Fraser empoigne une guitare et plaque quelques accords en mimant Pete Townshend, tout en chantant (criant) la ligne : « All Right Now ». Les bases de cette pièce au rythme intense sont nées en quelques instants. Le lendemain, Fraser a terminé la structure musicale du morceau et la présente à ses collègues. Guidé par cette musique, Rodgers retourne chez lui avec l’idée d’écrire une chanson érotico-sentimentale. Il se pointe au spectacle suivant avec le texte en main. L’après-midi, le groupe s’installe et répète, décidant de le jouer devant public le soir même : la réaction sera intense et soudaine. Le rock est un mouvement musical d’instinct et d’instant, « All Right Now » en est un exemple parfait.

Stimulé par cette nouvelle chanson, Free entame dès le début de 1970 les sessions d’enregistrement d’un troisième album. Il travaille au Trident Studios (situé dans Soho) avec un jeune ingénieur du son, un phénomène, Roy Thomas Baker : il deviendra en effet un des réalisateurs clés de l’histoire du rock. Le personnage aux allures néo-dandy instaure une nouvelle sonorité au groupe, comme en témoigne la pièce « Fire and Water » : écho et réverbération stéréophonique pour la caisse claire ; multi couches de guitares enveloppantes ; son de piano percutant ; guitare basse bien ronde et découpée dans le mix ; et, surtout, la prise de son de la voix de Rodgers, pure et franche – comme si ses cordes vocales vibraient dans le creux de l’oreille de l’auditeur… Roy Thomas Baker montre incontestablement sa capacité à réaliser des projets puissants.

Ce sera le cas dans les années soixante-dix avec Queen, The Cars et l’improbable album de 1976 du Québécois Lewis Furey (un chef d’œuvre quasi inconnu)… Toutefois, on a la très mauvaise idée d’enregistrer parallèlement dans un autre studio. Pire encore : Baker n’est que l’exécutant des exigences des réalisateurs de l’album : John Kelly et Free. Ce contexte induit une disparité sonore dans le rendu global de l’album, bien que le mastering réussisse à masquer en partie cet accroc… Cette affaire technique n’affecte guère le rayonnement de Free qui est littéralement à son paroxysme. La symbiose musicale du groupe est si intense que Rodgers flirte même avec une pensée à saveur ésotérique : le pouvoir musical du groupe pourrait-il provenir d’un cinquième membre invisible ?

La chanson titre de l’album Fire and Water

Le gérant de Free, Chris Blackwell, est persuadé qu’« All Right Now » sera un succès. Par contre, le groupe croit plutôt que sa chanson est trop élémentaire pour vraiment attirer l’attention. Bref, l’idée de Blackwell s’impose. Le 15 mai 1970, la pièce sort en single et son ascension dans les charts augure bien. Le 26 juin, on lance l’album intitulé Fire and Water en référence à la pièce se trouvant en ouverture du disque. Tout compte fait, Free a réussi à émerger de l’ombre et son avenir est très prometteur. Propulsé par ce succès, le groupe a la chance de se tailler une place de choix dans la programmation titanesque d’un méga événement : Isle of Wight Festival. Ce rassemblement musical, alors à sa troisième édition, s’étale sur cinq jours consécutifs. L’après-midi du dimanche 30 août (dernière journée de festivités), l’assistance atteint son comble – une foule colossale estimée à six cent mille amateurs de rock – au moment même où Free monte sur scène. Enfin, le vaste potentiel de Free impressionne le grand public. Au cours des jours suivants, « All Right Now » explose sur les radios occidentales, atteignant la deuxième position sur le UK singles chart et se classant numéro quatre sur le US Billboard Hot 100 singles chart. Quant à l’album, il connaît également un succès retentissant.

Free en spectacle au Isle of Wight Festival, le 30 août 1970

Free, battant le fer pendant qu’il est chaud, retourne en studio en septembre pour l’enregistrement de son quatrième album, Highway. Durant les sessions, on apprend la mort subite d’Hendrix, l’idole de Kossoff. Le guitariste est sous le choc. Néanmoins, l’opus, excellent, est mis en marché à la fin de l’année. Free croit que le succès sera à la hauteur de celui de Fire and Water, mais les ventes sont plutôt faibles. Les deux leaders du groupe, Rodgers et Fraser, sont dévastés par cette réception, au point de croire que leur groupe est foutu. Ils annoncent aux deux autres membres qu’il serait préférable de rompre. Pour Kossoff, c’est trop : il s’effondre, plié en deux. En fait, c’est lui qui voit clair : il sait que malgré cette période creuse, Free peut facilement réatteindre le succès. Quant à Rodgers et Fraser, leur naïveté est impressionnante. Seules leur jeunesse et la pression qu’ils subissent à l’égard du récent succès d’« All Right Now » peuvent expliquer leur réaction.

Si Kossoff a une forme de maturité, lui aussi s’inflige une pression énorme. Cela le pousse à se réfugier dans l’univers ténébreux des drogues. Tout pour calmer son angoisse. Il consomme particulièrement des hypnotiques (mandrax) et de l’héroïne. Son comportement devient de plus en plus complexe et imprévisible. Toutefois, au début de 1971, le groupe enregistre quatre nouvelles pièces, dont « My Brother Jake » qui devient un single se classant numéro quatre sur le UK singles chart. Mais, au moment de ce retour en force, Free est officiellement séparé.

Le groupe est sous contrat avec le label Island Records depuis le début de sa carrière. Pour pallier à la séparation du band, le label élabore un album avec du matériel de spectacle, enregistré en 1970 par Andy Johns. On y insère le single « My Brother Jake », ainsi qu’une autre pièce de cette même session en studio. Free Live! sort en septembre 1971. Le résultat est saisissant : l’album atteste le talent du quatuor sur scène – à son meilleur… Néanmoins, tous pensent que cet album est le chant du cygne de Free. Pourtant, contre toute attente, le quatuor se reforme et sort un cinquième album studio, Free at Last, en mai 1972, et entame une tournée dans la foulée. Cependant, l’état de Kossoff est lamentable, et certains concerts, par sa faute, sont désastreux : des fans sont littéralement en pleurs en observant le guitariste peinant à fournir une prestation valable. Fraser est exaspéré, il quitte le groupe – il n’a que 20 ans. Maintenant, l’agonie de Free est une réalité … On engage un nouveau bassiste ainsi qu’un claviériste pour soutenir les faiblesses de Kossoff. On retourne en studio, et on va même jusqu’à recourir aux services d’un autre guitariste pour compenser les lacunes d’exécution de Kossoff. Heartbreaker voit le jour en janvier 1973, c’est le dernier album de Free…

Au demeurant, Kossoff a certains moments de lucidité lui permettant d’être fonctionnel. Il forme en 1975 le groupe The Back Street Crawlers, dont il est le leader. Le 19 mars 1976, le band fait un vol de nuit de Los Angeles à New York. Les sièges de l’avion ne sont vendus qu’à trente pour cent. Ainsi, le groupe et son équipe de tournée se sont dispersés dans l’appareil et occupent les allées vides. On s’y allonge pour dormir. Au moment de l’atterrissage à JFK, tous se réveillent, brusquement alertés par les cris paniqués d’une hôtesse de l’air. Le commandant de bord dépêche un groupe de policiers à bord. Pendant ce temps, le gérant, décelant un problème majeur concernant sa troupe, fait le décompte de ses têtes et constate que Kossoff manque à l’appel. Tous les collègues du guitariste le cherchent du regard, mais il demeure introuvable. On apprend qu’on a trouvé son corps, sans vie, dans les toilettes. Il n’avait que 25 ans…

Épilogue

Paul Rodgers n’a seulement que 23 ans au moment où l’aventure musicale de Free se termine. À ce moment, il était déjà un des plus grands chanteurs de son temps, et après plus de cinquante années de carrière, cela est toujours vrai. Parmi les différents projets auxquels il participa, retenons sa carrière solo, ses groupes Bad Company et The Firm (Jimmy Page), et son tandem avec Queen… Un parcours à la hauteur de son talent…

BANNIÈRE: DANIEL MARSOLAIS
WEBMESTRE: STEVEN HENRY
RÉDAC’CHEF: MURIEL MASSÉ
ÉDITEUR: GÉO GIGUÈRE

Click to comment

You must be logged in to post a comment Login

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Compteur

  • 483 066 Visites

Suivez-nous

To Top

Honorons Nos Survivants Pleurons Nos disparus

Fabriqué au Québec!

Pour Un Monde Meilleur!

Basé à Montréal, capitale mondiale du rock francophone!